lundi 21 novembre 2011

La Route du Tabac de John Ford

La Route du Tabac
De John Ford
Avec Charles Grapewin, Majorie Rambeau, Gene Tierney
Durée : 1h24





Séance le jeudi 8 Décembre à 20 heures et le dimanche 11 Décembre à 18 heures au cinéma Les Cinéastes


Considéré comme le plus grand représentant du classicisme hollywoodien, John Ford fut un homme de spectacle hors norme, à la fois prolifique et perfectionniste. Il réalisa chacun de ses films de façon à obtenir l’adhésion du grand public et l’éloge de la critique. Si l’on se souvient avant tout de lui pour ses grands westerns et son aptitude à épouser les mutations technologiques de son art (il fut l’un des plus fins utilisateurs du Technicolor), on a trop souvent tendance à oublier qu’il réalisa d’autres films, notamment des comédies et des films historiques. La Route du Tabac appartient à ces deux dernières catégories.

Le film est tourné en 1941, tandis que Ford est porté par le succès public de La Chevauchée Fantastique (film réalisé trois ans auparavant) et qu’il entretient une collaboration fructueuse avec le producteur Darryl Zanuck. Les deux hommes se passionnent pour le mythe américain. Il en découlera deux adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires : Les raisins de la colère, d’après le roman de Steinbeck et La route du tabac d’après le roman d’Erskine Caldwell. Suite au succès des Raisins de la colère, qui obtint l’oscar du meilleur réalisateur, Zanuck propose à Ford d’adapter La Route du Tabac. Ce film occupe une place à part dans la filmographie de l’auteur ; il s’agit probablement d’une de ses œuvres les plus personnelles.
Ford est pleinement conscient de l’importance que revêt le mythe de la Conquête de l’Ouest pour le peuple américain, mythe largement amplifié par divers réalisateurs. Lui-même y puise l’énergie de nombre de ses récits. L’essence dramatique de La Chevauchée Fantastique naît ainsi de la cohabitation forcée dans l’espace restreint d’une diligence, d’individus représentant la diversité culturelle des Etats-Unis, qui traversent au péril de leur vie de vastes étendues encore peuplées par les indiens. Cette situation épique, Ford la transcende par le mythe cinématographique ; la composition picturale de chaque plan, la virtuosité des scènes d’action, le rôle accordé aux stars telles que John Wayne et Henry Fonda, sont autant de caractéristiques de son style.



La route du tabac est en totale opposition avec cette imagerie fordienne. Anti-spectaculaire au possible, le film restreint l’espace de la narration à trois lieux clés : une ville, la maison de la famille Lester et celle de la « sœur » Bessie Rice. En résulte une sensation de claustrophobie, renforcée par la composition de l'image, essentiellement en plans rapprochés ou demi-ensemble. Le travail sur le son tend lui, à agresser le spectateur par les intonations des acteurs au jeu surexcité et l'importance donnée au bruit des automobiles. Quant à l'accompagnement musical à consonances populaires, il sature l'espace ; on est alors bien loin des paysages dilatés et vibrants chers au réalisateur qui sublima Monument Valley.
L'étouffement ainsi généré va de pair avec la volonté de transcrire la décadence généralisée, tant physique que morale, que connaissent les exploitants de coton lors de la Grande Dépression. Rien n'est épargné au spectateur. Il côtoie des acteurs âgés en fin de carrière, qui interprètent des vieillards prêts à voler leurs enfants et des stars telles que Gene Tierney, qui incarnent des figures sensuelles dénuées de toute psychologie et prêtes à se vendre. La volonté de survivre justifie le renoncement à la morale. Cette forme de régression est accentuée par le retour au noir et blanc que le réalisateur avait abandonné depuis Les raisins de la colère. Ce choix technique permet en outre d’accentuer la sensation de pauvreté ambiante, ôtant tout aspect bucolique en transformant la campagne en une étendue grisâtre que le talent des chefs décorateurs apparente souvent à un bidonville.
La route du tabac est le contrechamp de toute la filmographie de Ford. Loin de prendre appui sur la fondation mythique des Etats-Unis, il dénonce la Dépression, cette terrible agonie qui pour la première fois dans l'histoire, interrompt l'essor économique. Le film est monté comme un vaudeville ; le découpage séquentiel épouse la succession des coups bas qui entraînent les personnages et le spectateur dans une effrayante immoralité.
Le rire devient cynique, comme dans ce passage où un paysan se plaint des caprices de son épouse… de 11 ans. Il est le seul moyen d'accepter la cruelle réalité. Mais plus le spectateur s'enfonce dans l'immoralité, plus il constate que les « efforts » de ces paysans pour rester sur la terre de leurs ancêtres et ainsi maintenir le mythe des pionniers, est vain. La disparition de leur mode de vie est inéluctable.
Ce cynisme est étonnant car il est généralement absent du cinéma de Ford qui privilégie les grandes émotions. Il est dès lors possible de voir dans le film une dimension autobiographique, comme si le cinéaste se tournait en dérision. Tout au long de sa carrière, Ford s’est acharné à redorer le blason du mythe américain en réalisant des westerns alors que ceux-ci étaient depuis longtemps passés de mode. Peut-être se disait-il qu'après sa disparition, aucun réalisateur ne reprendrait le flambeau, tout comme ces deux paysans de La route du tabac qui n'ont plus le courage d'exploiter leurs terres après le départ de leurs enfants vers la ville. Une des dernières séquences du film ralentit la frénésie burlesque et laisse place à une scène contemplative. Dans de beaux plans d’ensemble à l’éclairage crépusculaire, les personnages s’éloignent de chez eux. La nostalgie exprimée par le cinéaste dans cette rupture de ton est aussi celle d’un homme qui a toujours essayé de communier avec l’histoire de ses ancêtres pour finir pour se rendre compte qu’elle n’était pas celle qu’il imaginait.

Vincent Lesage

mercredi 9 novembre 2011

Brèves Rencontres de David Lean



Brève rencontre
De David Lean
Avec Celia Johnson, Trevor Howard

Durée : 1h36

Séance le jeudi 10 Novembre à 20 heures et le dimanche 13 Novembre à 18 heures au cinéma Les Cinéastes






Plus connus pour ses grandes fresques historiques (Lawrence d’Arabie, Le Pont de la rivière Kwai, Docteur Jivago), qui constituent la deuxième partie de son œuvre, David Lean a néanmoins commencé sa carrière avec des films d’ambition moindre, tant par leurs moyens que par l’ampleur de leurs sujets. Adaptée d’une pièce de théâtre en un acte de Noèl Coward, Brèves Rencontres semble être une de ces innombrables romances qui retracent le même genre d’histoire, celle d’un amour rendu impossible par les conventions sociales. Pourtant l’œuvre se démarque précisément par cette banalité. La pièce de Coward se déroulait intégralement dans le buffet d’une gare. C’est également le lieu central du film, là où il commence et où d’un point de vue symbolique, il se termine. Le film fonctionne ainsi en boucle, articulé autour d’un long flashback dont l’objectif est de nous faire comprendre les enjeux réels d’une scène apparemment quelconque : un homme et une femme boivent un café puis l’homme s’en va.
La « noblesse » de ce film tient au fait qu’il remet en cause tout jugement hâtif porté sur les gens ordinaires qui traversent le cadre. Il dévoile en quelque sorte le hors champ narratif des figurants. Le jeu sobre, minimaliste et particulièrement subtil des acteurs, n’a de cesse de figurer des personnages humains, proches de nous. A noter que Celia Johnson, l’actrice principale, en est alors à sa troisième collaboration avec le cinéaste, pour lequel elle représente une femme du quotidien, loin des canons hollywoodiens.
Une autre subtilité du film, est la voix Off qui accompagne les flashbacks et répond d’une certaine manière aux attentes du spectateur. L’écriture du film semble anticiper sa pensée. Comme dans cette scène où l’héroïne en proie à de puissantes émotions est assiégée par le flot de paroles d’une de ses amies. Le débit de la voix hors champs qui envahit son espace visuel et le cadre qui se resserre sur les visages, créent une sensation de claustrophobie. Dès que le spectateur s’en aperçoit, la voix Off déclare : « Je voudrais qu’elle se taise ». Dans cet idéal d’un cinéma populaire et néanmoins respectueux que Lean a toujours essayé d’atteindre, tout est fait pour rapprocher le spectateur des personnages.
Leur proximité tient aussi à l’abstraction que crée le cinéaste. Ses personnages évoluent dans un cadre temporel vague et des lieux publics. Il n’est de temps et d’espace que ceux des amants. Le style visuel du film est également d’une étonnante sobriété, et les rares effets stylistiques ne font que servir leurs pensées. Lorsque Celia Johnson oublie son environnement familial et plonge dans ses souvenirs amoureux, elle est toujours assise dans son canapé, mais un fondu fait disparaître le décor du salon et la transporte dans le buffet de la gare.
David Lean joue aussi habilement sur la temporalité. Son choix d’une narration non chronologique trouve une illustration dans la métaphore du train. Les amants se retrouvent chaque jeudi grâce au train, mais ces voyages « aller » ne sont pas filmés, contrairement aux voyages « retour » vers leur foyer respectif. Au fond, leur histoire n’est que la répétition d’une scène initiale qui n’aurait jamais dû s’arrêter. Ils savent pertinemment que leur relation est vouée à l’échec ; c’est pourquoi ils quittent inlassablement le lieu de leurs rencontres pour s’y retrouver de nouveau tout aussi inlassablement. Le film suggère l’obstination vaine du couple à figer les moments de rencontre. La mélancolie plane sur leurs moments d’intimité comme sur autant de séparations annoncées. Ces ellipses soulignent l’abolition d’un espace réel au profit d’un espace virtuel, celui du rêve, où les cuts et les raccords fondus font disparaître les distances.
Certes, l’aspect minimaliste du film peut déconcerter dans la filmographie de David Lean. Pourtant n’est-ce pas la façon la plus respectueuse et la plus délicate de filmer des personnages ordinaires que le cinéma échoue si souvent à rendre dignes d’intérêt ? Après tout, Lawrence d’Arabie, est-il un personnage extraordinaire ou plutôt un homme ordinaire embarqué dans les circonstances extraordinaires, non de l’amour mais de l’Histoire ?

Vincent Lesage