dimanche 8 janvier 2012

Bonjour de Yasujiro Ozu

Bonjour
De Yasujiro Ozu
Avec Keiji Sada, Yoshiko Kuga, Chishu Ryu
Durée : 1h34


Séance le dimanche 15 Janvier à 18 heures et le lundi 16 Janvier à 20 heures aux Cinéastes en partenariat avec l'Espal à l'occasion de la pièce Quartier Lointain. Séance du Lundi en présence de Dorient Rossel, metteur en scène de la pièce.


Le cinéma d’Ozu est une longue progression vers l’universalité. Au travers d’histoires fermement ancrées dans la civilisation japonaise, le cinéaste a essayé par l’épure, d’atteindre le spectateur en général. C’est pourquoi les films d’Ozu sont toujours d’actualité. Bonjour a la particularité d’être une de ses expérimentations sur la couleur. S'il a réalisé nombre de chefs d’œuvres en noir et blanc, dont le fameux Voyage à Tokyo, ce n’est que lorsqu’il passe à la couleur en 1958 avec Fleurs d’équinoxe, qu’il atteint un idéal d’épure visuelle. Son usage du noir et blanc impliquait une accentuation des contrastes et des ombres, d’autant qu’il filmait au niveau du sol et avec des éclairages naturels dont les effets sont difficilement gérables. La couleur lui a permis de maîtriser ces effets : ses compositions uniquement en couleurs douces rehaussées par des éclairages naturels, confèrent à chacune de ses images une simplicité travaillée.
Le style visuel d’Ozu réside aussi en une succession de plans fixes, le plus souvent filmés au ras du sol, donnant une sensation de calme et d’intimité. On en oublie la présence de la caméra et on échappe à tout sentiment de voyeurisme. Il réduit également les artifices visuels à leur strict minimum, évitant les zooms comme les travellings, et privilégie une structure reposant soit sur des plans moyens ou larges construits selon des lignes de force, soit sur des plans « portraits » en plan rapproché taille ou épaule, toujours filmés de face. Il y a peu de gros plans chez ce cinéaste qui semble insister sur les personnages eux-mêmes plutôt que sur leurs actions. Cette rigueur exclut la spontanéité. Chaque plan semble être une miniature de la vie quotidienne, le condensé d’un échantillon de société, les personnages y agissent comme dans le cadre d'un tableau. Par cette conceptualisation du quotidien, le cinéma d'Ozu privilégie le réalisme au naturalisme.
Ce dépouillement caractérise tous les éléments de la mise en scène, y compris la musique qui repose sur des mélodies traditionnelles dont la répétition accentue l'écoulement du temps entre les moments clés de l'histoire. Les acteurs, notamment Shishu Ryu, acteur fétiche d’Ozu, qui incarne ici le père des deux enfants, adoptent tous un jeu très minimaliste tant dans leurs affects que dans leurs actions. On est loin du jeu exalté d’un Toshiro Mifune chez Kurosawa, ou du jeu excessif des acteurs de certains films de Mizoguchi. Cette humilité permet de créer des personnages « type », dans lesquels le spectateur se reconnaît aisément.

L'œuvre du cinéaste repose aussi sur des ruptures visuelles originales, qui introduisent les divers lieux de la narration. Ainsi à plusieurs reprises, les scènes d’intérieur de Bonjour sont suivies de plans sur la ville qui insensiblement entraînent le spectateur chez un autre personnage. Cet effet stylistique est particulièrement perceptible lorsqu’on quitte le village pour pénétrer dans l’immeuble du professeur d’anglais. Ozu introduit ce lieu en quelques plans fixes associés de manière abstraite par des rimes visuelles. C'est ainsi qu'apparaît l'approche poétique d'un cinéaste soucieux de restituer les liens entre les instants les plus infimes, les plus éphémères et les bouleversements les plus marquants. Au niveau scénaristique, c’est la bouderie des enfants qui suscite le commérage sur leur mère, les voisines sont persuadées qu'elle est à l'origine d'un tel comportement. Ozu parle de la société japonaise et surtout du rapport entre des générations qui ne parviennent plus à se comprendre. Dans Bonjour, la chronique sociale adopte le ton de la comédie, peut être parce que le fossé générationnel oppose des enfants très jeunes à leurs parents, et non des adultes à leurs grands-parents, comme c'est le cas dans le Goût du Saké. Les causes de dispute sont anodines ; elles reposent essentiellement sur la question de l'achat d'une télévision que les parents considèrent comme facteur d’imbécillité. Mais cette phobie de la télévision est autant une phobie de l’Amérique qu’une phobie de la technologie, une suspicion de colonisation technologique. Il est à ce titre intéressant de voir comment Ozu oppose les habitats traditionnels aux immeubles modernes aux couloirs sombres et aux peintures délavées. Il montre aussi un couple vivant à l’occidentale, victime des commérages de l’ensemble du village. Rien ne semble pouvoir retarder la lente mutation d’un Japon, dont même les éléments les plus traditionnels sont amenés à s’adapter, tels ces matchs de sumo retransmis à la télévision. D’où l’air résigné de la plupart des adultes de Bonjour, qui contraste avec l’énergie des enfants. Le conflit repose également sur la pertinence des traditions que les jeunes remettent en cause. Les rites de politesse ou les banalités météorologiques échangés par les adultes leur semble pure perte de temps, telle la scène finale où le professeur d’anglais, à côté de celle qu’il aime, ne parvient pas à lui parler d’autre chose que de la météo. L’effet comique du film repose sur l’obsolescence d’un mode de vie, auquel les plus jeunes, influencés par le modèle occidental, sont réfractaires. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en attriste, les enfants par leur grève de la parole vont finir par gagner la télévision de leur rêve !

Vincent Lesage