De John Ford
Avec Charles Grapewin, Majorie Rambeau, Gene Tierney
Durée : 1h24
Séance le jeudi 8 Décembre à 20 heures et le dimanche 11 Décembre à 18 heures au cinéma Les Cinéastes
Considéré comme le plus grand représentant du classicisme hollywoodien, John Ford fut un homme de spectacle hors norme, à la fois prolifique et perfectionniste. Il réalisa chacun de ses films de façon à obtenir l’adhésion du grand public et l’éloge de la critique. Si l’on se souvient avant tout de lui pour ses grands westerns et son aptitude à épouser les mutations technologiques de son art (il fut l’un des plus fins utilisateurs du Technicolor), on a trop souvent tendance à oublier qu’il réalisa d’autres films, notamment des comédies et des films historiques. La Route du Tabac appartient à ces deux dernières catégories.
Le film est tourné en 1941, tandis que Ford est porté par le succès public de La Chevauchée Fantastique (film réalisé trois ans auparavant) et qu’il entretient une collaboration fructueuse avec le producteur Darryl Zanuck. Les deux hommes se passionnent pour le mythe américain. Il en découlera deux adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires : Les raisins de la colère, d’après le roman de Steinbeck et La route du tabac d’après le roman d’Erskine Caldwell. Suite au succès des Raisins de la colère, qui obtint l’oscar du meilleur réalisateur, Zanuck propose à Ford d’adapter La Route du Tabac. Ce film occupe une place à part dans la filmographie de l’auteur ; il s’agit probablement d’une de ses œuvres les plus personnelles.
Ford est pleinement conscient de l’importance que revêt le mythe de la Conquête de l’Ouest pour le peuple américain, mythe largement amplifié par divers réalisateurs. Lui-même y puise l’énergie de nombre de ses récits. L’essence dramatique de La Chevauchée Fantastique naît ainsi de la cohabitation forcée dans l’espace restreint d’une diligence, d’individus représentant la diversité culturelle des Etats-Unis, qui traversent au péril de leur vie de vastes étendues encore peuplées par les indiens. Cette situation épique, Ford la transcende par le mythe cinématographique ; la composition picturale de chaque plan, la virtuosité des scènes d’action, le rôle accordé aux stars telles que John Wayne et Henry Fonda, sont autant de caractéristiques de son style.
La route du tabac est en totale opposition avec cette imagerie fordienne. Anti-spectaculaire au possible, le film restreint l’espace de la narration à trois lieux clés : une ville, la maison de la famille Lester et celle de la « sœur » Bessie Rice. En résulte une sensation de claustrophobie, renforcée par la composition de l'image, essentiellement en plans rapprochés ou demi-ensemble. Le travail sur le son tend lui, à agresser le spectateur par les intonations des acteurs au jeu surexcité et l'importance donnée au bruit des automobiles. Quant à l'accompagnement musical à consonances populaires, il sature l'espace ; on est alors bien loin des paysages dilatés et vibrants chers au réalisateur qui sublima Monument Valley.
L'étouffement ainsi généré va de pair avec la volonté de transcrire la décadence généralisée, tant physique que morale, que connaissent les exploitants de coton lors de la Grande Dépression. Rien n'est épargné au spectateur. Il côtoie des acteurs âgés en fin de carrière, qui interprètent des vieillards prêts à voler leurs enfants et des stars telles que Gene Tierney, qui incarnent des figures sensuelles dénuées de toute psychologie et prêtes à se vendre. La volonté de survivre justifie le renoncement à la morale. Cette forme de régression est accentuée par le retour au noir et blanc que le réalisateur avait abandonné depuis Les raisins de la colère. Ce choix technique permet en outre d’accentuer la sensation de pauvreté ambiante, ôtant tout aspect bucolique en transformant la campagne en une étendue grisâtre que le talent des chefs décorateurs apparente souvent à un bidonville.
La route du tabac est le contrechamp de toute la filmographie de Ford. Loin de prendre appui sur la fondation mythique des Etats-Unis, il dénonce la Dépression, cette terrible agonie qui pour la première fois dans l'histoire, interrompt l'essor économique. Le film est monté comme un vaudeville ; le découpage séquentiel épouse la succession des coups bas qui entraînent les personnages et le spectateur dans une effrayante immoralité.
Le rire devient cynique, comme dans ce passage où un paysan se plaint des caprices de son épouse… de 11 ans. Il est le seul moyen d'accepter la cruelle réalité. Mais plus le spectateur s'enfonce dans l'immoralité, plus il constate que les « efforts » de ces paysans pour rester sur la terre de leurs ancêtres et ainsi maintenir le mythe des pionniers, est vain. La disparition de leur mode de vie est inéluctable.
Ce cynisme est étonnant car il est généralement absent du cinéma de Ford qui privilégie les grandes émotions. Il est dès lors possible de voir dans le film une dimension autobiographique, comme si le cinéaste se tournait en dérision. Tout au long de sa carrière, Ford s’est acharné à redorer le blason du mythe américain en réalisant des westerns alors que ceux-ci étaient depuis longtemps passés de mode. Peut-être se disait-il qu'après sa disparition, aucun réalisateur ne reprendrait le flambeau, tout comme ces deux paysans de La route du tabac qui n'ont plus le courage d'exploiter leurs terres après le départ de leurs enfants vers la ville. Une des dernières séquences du film ralentit la frénésie burlesque et laisse place à une scène contemplative. Dans de beaux plans d’ensemble à l’éclairage crépusculaire, les personnages s’éloignent de chez eux. La nostalgie exprimée par le cinéaste dans cette rupture de ton est aussi celle d’un homme qui a toujours essayé de communier avec l’histoire de ses ancêtres pour finir pour se rendre compte qu’elle n’était pas celle qu’il imaginait.
L'étouffement ainsi généré va de pair avec la volonté de transcrire la décadence généralisée, tant physique que morale, que connaissent les exploitants de coton lors de la Grande Dépression. Rien n'est épargné au spectateur. Il côtoie des acteurs âgés en fin de carrière, qui interprètent des vieillards prêts à voler leurs enfants et des stars telles que Gene Tierney, qui incarnent des figures sensuelles dénuées de toute psychologie et prêtes à se vendre. La volonté de survivre justifie le renoncement à la morale. Cette forme de régression est accentuée par le retour au noir et blanc que le réalisateur avait abandonné depuis Les raisins de la colère. Ce choix technique permet en outre d’accentuer la sensation de pauvreté ambiante, ôtant tout aspect bucolique en transformant la campagne en une étendue grisâtre que le talent des chefs décorateurs apparente souvent à un bidonville.
La route du tabac est le contrechamp de toute la filmographie de Ford. Loin de prendre appui sur la fondation mythique des Etats-Unis, il dénonce la Dépression, cette terrible agonie qui pour la première fois dans l'histoire, interrompt l'essor économique. Le film est monté comme un vaudeville ; le découpage séquentiel épouse la succession des coups bas qui entraînent les personnages et le spectateur dans une effrayante immoralité.
Le rire devient cynique, comme dans ce passage où un paysan se plaint des caprices de son épouse… de 11 ans. Il est le seul moyen d'accepter la cruelle réalité. Mais plus le spectateur s'enfonce dans l'immoralité, plus il constate que les « efforts » de ces paysans pour rester sur la terre de leurs ancêtres et ainsi maintenir le mythe des pionniers, est vain. La disparition de leur mode de vie est inéluctable.
Ce cynisme est étonnant car il est généralement absent du cinéma de Ford qui privilégie les grandes émotions. Il est dès lors possible de voir dans le film une dimension autobiographique, comme si le cinéaste se tournait en dérision. Tout au long de sa carrière, Ford s’est acharné à redorer le blason du mythe américain en réalisant des westerns alors que ceux-ci étaient depuis longtemps passés de mode. Peut-être se disait-il qu'après sa disparition, aucun réalisateur ne reprendrait le flambeau, tout comme ces deux paysans de La route du tabac qui n'ont plus le courage d'exploiter leurs terres après le départ de leurs enfants vers la ville. Une des dernières séquences du film ralentit la frénésie burlesque et laisse place à une scène contemplative. Dans de beaux plans d’ensemble à l’éclairage crépusculaire, les personnages s’éloignent de chez eux. La nostalgie exprimée par le cinéaste dans cette rupture de ton est aussi celle d’un homme qui a toujours essayé de communier avec l’histoire de ses ancêtres pour finir pour se rendre compte qu’elle n’était pas celle qu’il imaginait.
Vincent Lesage