La Route du TabacDe John Ford
Avec Charles Grapewin, Majorie Rambeau, Gene Tierney
Durée : 1h24
Considéré comme le plus grand représentant du classicisme hollywoodien, John Ford fut un homme de spectacle hors norme, à la fois prolifique et perfectionniste. Il réalisa chacun de ses films de façon à obtenir l’adhésion du grand public et l’éloge de la critique. Si l’on se souvient avant tout de lui pour ses grands westerns et son aptitude à épouser les mutations technologiques de son art (il fut l’un des plus fins utilisateurs du Technicolor), on a trop souvent tendance à oublier qu’il réalisa d’autres films, notamment des comédies et des films historiques. La Route du Tabac appartient à ces deux dernières catégories.
Le film est tourné en 1941, tandis que Ford est porté par le succès public de La Chevauchée Fantastique (film réalisé trois ans auparavant) et qu’il entretient une collaboration fructueuse avec le producteur Darryl Zanuck. Les deux hommes se passionnent pour le mythe américain. Il en découlera deux adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires : Les raisins de la colère, d’après le roman de Steinbeck et La route du tabac d’après le roman d’Erskine Caldwell. Suite au succès des Raisins de la colère, qui obtint l’oscar du meilleur réalisateur, Zanuck propose à Ford d’adapter La Route du Tabac. Ce film occupe une place à part dans la filmographie de l’auteur ; il s’agit probablement d’une de ses œuvres les plus personnelles.
Ford est pleinement conscient de l’importance que revêt le mythe de la Conquête de l’Ouest pour le peuple américain, mythe largement amplifié par divers réalisateurs. Lui-même y puise l’énergie de nombre de ses récits. L’essence dramatique de La Chevauchée Fantastique naît ainsi de la cohabitation forcée dans l’espace restreint d’une diligence, d’individus représentant la diversité culturelle des Etats-Unis, qui traversent au péril de leur vie de vastes étendues encore peuplées par les indiens. Cette situation épique, Ford la transcende par le mythe cinématographique ; la composition picturale de chaque plan, la virtuosité des scènes d’action, le rôle accordé aux stars telles que John Wayne et Henry Fonda, sont autant de caractéristiques de son style.

L'étouffement ainsi généré va de pair avec la volonté de transcrire la décadence généralisée, tant physique que morale, que connaissent les exploitants de coton lors de la Grande Dépression. Rien n'est épargné au spectateur. Il côtoie des acteurs âgés en fin de carrière, qui interprètent des vieillards prêts à voler leurs enfants et des stars telles que Gene Tierney, qui incarnent des figures sensuelles dénuées de toute psychologie et prêtes à se vendre. La volonté de survivre justifie le renoncement à la morale. Cette forme de régression est accentuée par le retour au noir et blanc que le réalisateur avait abandonné depuis Les raisins de la colère. Ce choix technique permet en outre d’accentuer la sensation de pauvreté ambiante, ôtant tout aspect bucolique en transformant la campagne en une étendue grisâtre que le talent des chefs décorateurs apparente souvent à un bidonville.

La route du tabac est le contrechamp de toute la filmographie de Ford. Loin de prendre appui sur la fondation mythique des Etats-Unis, il dénonce la Dépression, cette terrible agonie qui pour la première fois dans l'histoire, interrompt l'essor économique. Le film est monté comme un vaudeville ; le découpage séquentiel épouse la succession des coups bas qui entraînent les personnages et le spectateur dans une effrayante immoralité.
Le rire devient cynique, comme dans ce passage où un paysan se plaint des caprices de son épouse… de 11 ans. Il est le seul moyen d'accepter la cruelle réalité. Mais plus le spectateur s'enfonce dans l'immoralité, plus il constate que les « efforts » de ces paysans pour rester sur la terre de leurs ancêtres et ainsi maintenir le mythe des pionniers, est vain. La disparition de leur mode de vie est inéluctable.
Ce cynisme est étonnant car il est généralement absent du cinéma de Ford qui privilégie les grandes émotions. Il est dès lors possible de voir dans le film une dimension autobiographique, comme si le cinéaste se tournait en dérision. Tout au long de sa carrière, Ford s’est acharné à redorer le blason du mythe américain en réalisant des westerns alors que ceux-ci étaient depuis longtemps passés de mode. Peut-être se disait-il qu'après sa disparition, aucun réalisateur ne reprendrait le flambeau, tout comme ces deux paysans de La route du tabac qui n'ont plus le courage d'exploiter leurs terres après le départ de leurs enfants vers la ville. Une des dernières séquences du film ralentit la frénésie burlesque et laisse place à une scène contemplative. Dans de beaux plans d’ensemble à l’éclairage crépusculaire, les personnages s’éloignent de chez eux. La nostalgie exprimée par le cinéaste dans cette rupture de ton est aussi celle d’un homme qui a toujours essayé de communier avec l’histoire de ses ancêtres pour finir pour se rendre compte qu’elle n’était pas celle qu’il imaginait.







L'originalité de Minnelli se manifeste au travers de son goût pour le monde du spectacle. Il pense le cadre comme un décor d'opéra. Il étire les plans sans les découper, jusqu'à la limite du plan séquence, afin de privilégier une vision globale des événements. L'organisation opératique des scènes est également liée au fait que les relations entre les personnages sont avant tout suggérées par la place qu'ils occupent dans le cadre. Ainsi les rapports des deux chasseurs dans le paradis perdu qu'est Brigadoon, s'expriment par leurs positions dans les plans : Van Johnson qui refuse d'accepter la réalité du lieu est souvent en amorce, à la frontière du cadre, alors que Gene Kelly, qui ne demande qu'à y rester, n'a de cesse de s'enfoncer dans la profondeur de champ. De la même façon, les personnages qui s'accordent sur les événements sont unis dans le même cadre et séparés de leurs opposants par le montage. Cet effet est visible dans la scène du mariage, lorsqu'un trouble-fête est arrêté, puis comme sorti de force du plan d'ensemble.


Mais là où Ford, et avec lui le classicisme Hollywoodien dont il fut l'un des représentants les plus prestigieux, voit dans le mythe un moyen d'organiser une société juste, Mulligan constate qu'il ne conduit qu'à la passivité voire à l'injustice. Au nom de la légende, la dignité blanche ne peut être remise en cause ; cette seule affirmation justifie la condamnation d'un innocent noir. A ce titre, la scène du procès est révélatrice. La plaidoirie du héros est déclamée en plans rapprochés ; la caméra accompagne les mouvements de Gregory Peck qui semble totalement maitriser la situation, d'autant que le spectateur des années 70 est convaincu par la teneur de ce propos. Mais soudain la caméra recule, révélant une foule d'hommes blancs regardant un Atticus minuscule qui s'agite désespérément tandis que ses propos se perdent dans la salle. En 1930, l'Amérique est encore celle du western qui considère ses préjugés comme des évidences seules capables de garantir l'ordre.

L'incapacité à identifier le mal finit par générer une paranoïa qui multiplie les arrestations erronées et provoque des réactions de défense illégitimes, comme dans la scène où Milou assomme son mari par méprise. La paranoïa est d'ailleurs parfaitement illustrée, lorsque Wens, désespéré de ne trouver le coupable, jette un regard sur les objets qui l'entourent et résout l'énigme du meurtre en une suite de plans en raccord regard reliés en panoramique. Le rythme est alors si rapide que le spectateur comprend l'étendue de la frénésie de Wens. La force du cinéma de Clouzot tient aussi à sa manière de plonger le spectateur dans le film. Il emploie des mécanismes de suspens qui annoncent ceux employés plus tard par le cinéma d'horreur. Le long plan en vues subjectives de L'assassin habite au 21, place le spectateur dans le rôle du tueur passant à l'acte et préfigure ainsi le plan d'ouverture d'Halloween de John Carpenter. Avec ce type de plan, le spectateur s'identifie physiquement au meurtrier et en côtoie l'ambigüité. Pour Clouzot comme pour Carpenter, nous sommes tous des meurtriers en puissance. Et chaque fois le mal est proche, l'assassin rôde "derrière nous" mais il reste invisible. Comme si au fond, l'apparence du mal ne nous révélait rien et qu'il fallait pour le repérer et le comprendre déchiffrer préalablement le mal qui est en nous. Les scénarios de Clouzot trouvent cependant en l'amour le seul échappatoire possible. Il est d'ailleurs extrêmement touchant de voir ce cinéaste apparemment convaincu que le mal gangrène le monde, introduire dans chacun de ses films l'amour le plus profond comme moyen d'évasion, de salvation voire de rédemption. Le cinéma de Clouzot s'ancre aussi dans la réalité culturelle de l'époque. Il fait partie de ces cinéastes de "genre" qui tentent de reprendre à leur compte les codes d'œuvres appréciées du public en leur ajoutant une incontestable dimension artistique. L'assassin habite au 21, par le jeu maniéré et outrancier de ses acteurs, s'intègre dans une longue tradition de théâtre de Boulevard, qui permettait au spectateur d'identifier immédiatement les personnages.
Suzy Delair, par ses costumes, sa voix de chanteuse de cabaret (ce qu'elle est d'ailleurs dans le film), et ses postures vulgaires, en est l'exemple même. Le spectateur la rattache immédiatement à une France populaire, sympathique, dévouée, mais peu finaude et naïve. Le côté excessif des personnages dédramatise aussi l'histoire en la déréalisant. Pierre Fresnay, qui incarne un élégant inspecteur Wens à la silhouette mince et élancée, à la posture rigide, et dont le sens de la réplique fait mouche, évoque quant à lui toute la littérature policière populaire et notamment le fameux Sherlock Holmes. La structure du film, qui fonctionne selon le schéma indice - enquête - action, évoque d'ailleurs le principe de cette littérature, qui aime à multiplier les fausses pistes afin d'invalider les actions qu'elles suscitent et stimuler l'attente du spectateur. A ces aspects populaires, Clouzot lie un sens du jeu d'ombres et du hors champ proche de l'expressionnisme allemand, qui place en permanence le spectateur face à un assassin aussi proche qu'invisible. Il faut aussi ajouter l'agilité de la caméra, rare dans le cinéma populaire de l'époque qui prône le statisme du cadre. C'est probablement dans cette balance constante entre une réflexion sur l'omniprésence du mal et une enquête policière montée comme un vaudeville, entre une mise en scène moderne qui évoque l'œuvre de cinéastes postérieurs et un scénario ancré dans la tradition populaire, que se trouve l'originalité du cinéma de Clouzot. Vincent Lesage







