lundi 21 novembre 2011

La Route du Tabac de John Ford

La Route du Tabac
De John Ford
Avec Charles Grapewin, Majorie Rambeau, Gene Tierney
Durée : 1h24





Séance le jeudi 8 Décembre à 20 heures et le dimanche 11 Décembre à 18 heures au cinéma Les Cinéastes


Considéré comme le plus grand représentant du classicisme hollywoodien, John Ford fut un homme de spectacle hors norme, à la fois prolifique et perfectionniste. Il réalisa chacun de ses films de façon à obtenir l’adhésion du grand public et l’éloge de la critique. Si l’on se souvient avant tout de lui pour ses grands westerns et son aptitude à épouser les mutations technologiques de son art (il fut l’un des plus fins utilisateurs du Technicolor), on a trop souvent tendance à oublier qu’il réalisa d’autres films, notamment des comédies et des films historiques. La Route du Tabac appartient à ces deux dernières catégories.

Le film est tourné en 1941, tandis que Ford est porté par le succès public de La Chevauchée Fantastique (film réalisé trois ans auparavant) et qu’il entretient une collaboration fructueuse avec le producteur Darryl Zanuck. Les deux hommes se passionnent pour le mythe américain. Il en découlera deux adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires : Les raisins de la colère, d’après le roman de Steinbeck et La route du tabac d’après le roman d’Erskine Caldwell. Suite au succès des Raisins de la colère, qui obtint l’oscar du meilleur réalisateur, Zanuck propose à Ford d’adapter La Route du Tabac. Ce film occupe une place à part dans la filmographie de l’auteur ; il s’agit probablement d’une de ses œuvres les plus personnelles.
Ford est pleinement conscient de l’importance que revêt le mythe de la Conquête de l’Ouest pour le peuple américain, mythe largement amplifié par divers réalisateurs. Lui-même y puise l’énergie de nombre de ses récits. L’essence dramatique de La Chevauchée Fantastique naît ainsi de la cohabitation forcée dans l’espace restreint d’une diligence, d’individus représentant la diversité culturelle des Etats-Unis, qui traversent au péril de leur vie de vastes étendues encore peuplées par les indiens. Cette situation épique, Ford la transcende par le mythe cinématographique ; la composition picturale de chaque plan, la virtuosité des scènes d’action, le rôle accordé aux stars telles que John Wayne et Henry Fonda, sont autant de caractéristiques de son style.



La route du tabac est en totale opposition avec cette imagerie fordienne. Anti-spectaculaire au possible, le film restreint l’espace de la narration à trois lieux clés : une ville, la maison de la famille Lester et celle de la « sœur » Bessie Rice. En résulte une sensation de claustrophobie, renforcée par la composition de l'image, essentiellement en plans rapprochés ou demi-ensemble. Le travail sur le son tend lui, à agresser le spectateur par les intonations des acteurs au jeu surexcité et l'importance donnée au bruit des automobiles. Quant à l'accompagnement musical à consonances populaires, il sature l'espace ; on est alors bien loin des paysages dilatés et vibrants chers au réalisateur qui sublima Monument Valley.
L'étouffement ainsi généré va de pair avec la volonté de transcrire la décadence généralisée, tant physique que morale, que connaissent les exploitants de coton lors de la Grande Dépression. Rien n'est épargné au spectateur. Il côtoie des acteurs âgés en fin de carrière, qui interprètent des vieillards prêts à voler leurs enfants et des stars telles que Gene Tierney, qui incarnent des figures sensuelles dénuées de toute psychologie et prêtes à se vendre. La volonté de survivre justifie le renoncement à la morale. Cette forme de régression est accentuée par le retour au noir et blanc que le réalisateur avait abandonné depuis Les raisins de la colère. Ce choix technique permet en outre d’accentuer la sensation de pauvreté ambiante, ôtant tout aspect bucolique en transformant la campagne en une étendue grisâtre que le talent des chefs décorateurs apparente souvent à un bidonville.
La route du tabac est le contrechamp de toute la filmographie de Ford. Loin de prendre appui sur la fondation mythique des Etats-Unis, il dénonce la Dépression, cette terrible agonie qui pour la première fois dans l'histoire, interrompt l'essor économique. Le film est monté comme un vaudeville ; le découpage séquentiel épouse la succession des coups bas qui entraînent les personnages et le spectateur dans une effrayante immoralité.
Le rire devient cynique, comme dans ce passage où un paysan se plaint des caprices de son épouse… de 11 ans. Il est le seul moyen d'accepter la cruelle réalité. Mais plus le spectateur s'enfonce dans l'immoralité, plus il constate que les « efforts » de ces paysans pour rester sur la terre de leurs ancêtres et ainsi maintenir le mythe des pionniers, est vain. La disparition de leur mode de vie est inéluctable.
Ce cynisme est étonnant car il est généralement absent du cinéma de Ford qui privilégie les grandes émotions. Il est dès lors possible de voir dans le film une dimension autobiographique, comme si le cinéaste se tournait en dérision. Tout au long de sa carrière, Ford s’est acharné à redorer le blason du mythe américain en réalisant des westerns alors que ceux-ci étaient depuis longtemps passés de mode. Peut-être se disait-il qu'après sa disparition, aucun réalisateur ne reprendrait le flambeau, tout comme ces deux paysans de La route du tabac qui n'ont plus le courage d'exploiter leurs terres après le départ de leurs enfants vers la ville. Une des dernières séquences du film ralentit la frénésie burlesque et laisse place à une scène contemplative. Dans de beaux plans d’ensemble à l’éclairage crépusculaire, les personnages s’éloignent de chez eux. La nostalgie exprimée par le cinéaste dans cette rupture de ton est aussi celle d’un homme qui a toujours essayé de communier avec l’histoire de ses ancêtres pour finir pour se rendre compte qu’elle n’était pas celle qu’il imaginait.

Vincent Lesage

mercredi 9 novembre 2011

Brèves Rencontres de David Lean



Brève rencontre
De David Lean
Avec Celia Johnson, Trevor Howard

Durée : 1h36

Séance le jeudi 10 Novembre à 20 heures et le dimanche 13 Novembre à 18 heures au cinéma Les Cinéastes






Plus connus pour ses grandes fresques historiques (Lawrence d’Arabie, Le Pont de la rivière Kwai, Docteur Jivago), qui constituent la deuxième partie de son œuvre, David Lean a néanmoins commencé sa carrière avec des films d’ambition moindre, tant par leurs moyens que par l’ampleur de leurs sujets. Adaptée d’une pièce de théâtre en un acte de Noèl Coward, Brèves Rencontres semble être une de ces innombrables romances qui retracent le même genre d’histoire, celle d’un amour rendu impossible par les conventions sociales. Pourtant l’œuvre se démarque précisément par cette banalité. La pièce de Coward se déroulait intégralement dans le buffet d’une gare. C’est également le lieu central du film, là où il commence et où d’un point de vue symbolique, il se termine. Le film fonctionne ainsi en boucle, articulé autour d’un long flashback dont l’objectif est de nous faire comprendre les enjeux réels d’une scène apparemment quelconque : un homme et une femme boivent un café puis l’homme s’en va.
La « noblesse » de ce film tient au fait qu’il remet en cause tout jugement hâtif porté sur les gens ordinaires qui traversent le cadre. Il dévoile en quelque sorte le hors champ narratif des figurants. Le jeu sobre, minimaliste et particulièrement subtil des acteurs, n’a de cesse de figurer des personnages humains, proches de nous. A noter que Celia Johnson, l’actrice principale, en est alors à sa troisième collaboration avec le cinéaste, pour lequel elle représente une femme du quotidien, loin des canons hollywoodiens.
Une autre subtilité du film, est la voix Off qui accompagne les flashbacks et répond d’une certaine manière aux attentes du spectateur. L’écriture du film semble anticiper sa pensée. Comme dans cette scène où l’héroïne en proie à de puissantes émotions est assiégée par le flot de paroles d’une de ses amies. Le débit de la voix hors champs qui envahit son espace visuel et le cadre qui se resserre sur les visages, créent une sensation de claustrophobie. Dès que le spectateur s’en aperçoit, la voix Off déclare : « Je voudrais qu’elle se taise ». Dans cet idéal d’un cinéma populaire et néanmoins respectueux que Lean a toujours essayé d’atteindre, tout est fait pour rapprocher le spectateur des personnages.
Leur proximité tient aussi à l’abstraction que crée le cinéaste. Ses personnages évoluent dans un cadre temporel vague et des lieux publics. Il n’est de temps et d’espace que ceux des amants. Le style visuel du film est également d’une étonnante sobriété, et les rares effets stylistiques ne font que servir leurs pensées. Lorsque Celia Johnson oublie son environnement familial et plonge dans ses souvenirs amoureux, elle est toujours assise dans son canapé, mais un fondu fait disparaître le décor du salon et la transporte dans le buffet de la gare.
David Lean joue aussi habilement sur la temporalité. Son choix d’une narration non chronologique trouve une illustration dans la métaphore du train. Les amants se retrouvent chaque jeudi grâce au train, mais ces voyages « aller » ne sont pas filmés, contrairement aux voyages « retour » vers leur foyer respectif. Au fond, leur histoire n’est que la répétition d’une scène initiale qui n’aurait jamais dû s’arrêter. Ils savent pertinemment que leur relation est vouée à l’échec ; c’est pourquoi ils quittent inlassablement le lieu de leurs rencontres pour s’y retrouver de nouveau tout aussi inlassablement. Le film suggère l’obstination vaine du couple à figer les moments de rencontre. La mélancolie plane sur leurs moments d’intimité comme sur autant de séparations annoncées. Ces ellipses soulignent l’abolition d’un espace réel au profit d’un espace virtuel, celui du rêve, où les cuts et les raccords fondus font disparaître les distances.
Certes, l’aspect minimaliste du film peut déconcerter dans la filmographie de David Lean. Pourtant n’est-ce pas la façon la plus respectueuse et la plus délicate de filmer des personnages ordinaires que le cinéma échoue si souvent à rendre dignes d’intérêt ? Après tout, Lawrence d’Arabie, est-il un personnage extraordinaire ou plutôt un homme ordinaire embarqué dans les circonstances extraordinaires, non de l’amour mais de l’Histoire ?

Vincent Lesage

vendredi 21 octobre 2011

Electra Glide in Blue de James William Guercio



Electra glide in blue
De James William Guercio
Avec Robert Blake, Billy Green Bush, Mitch Ryan
Durée : 1h54
Séance le
dimanche 23 octobre et le jeudi 27 au Ciné-Poche en partenariat avec le Festival Seconde Zone








La transition entre le cinéma hollywoodien classique et le cinéma américain des années 70 s'est d'abord faite par la remise en cause du schéma narratif. Contrairement à un mouvement comme la Nouvelle Vague, qui a essayé dès ses films "manifestes" - tels que Les 400 Coups ou A bout de souffle - de rompre avec l'esthétique des films classiques, le cinéma américain a repris ces codes esthétiques pour mieux imprégner le récit et l'esprit du spectateur.
Ainsi l'unique film de Guercio, tourné en 1971, s'épanouit dans un cadre visuel qui n'est pas sans rappeler le cinéma de John Ford. Toutes les scènes extérieures,
filmées en Cinémascope, renvoient aux plans de La Prisonnière du Désert, avec ces couleurs pastel qui évoquent la mélancolie émanant d'un lieu tel que Monument Valley. Mais tandis que Ford présentait un homme en harmonie avec ce lieu mythique témoin des grandes heures de la Conquête de l'Ouest, Guercio en suggère l'écrasement dans un environnement démesuré.
Il isole les personnages dans le cadre et étire la durée des plans jusqu'à rendre le vide perceptible. Ce vide physique n'est pas sans lien avec la perte des repères qui dans le cinéma classique, structuraient l'histoire et permettaient une relative clarté des enjeux. Alors que l'Amérique a perdu ses ennemis d'hier -les indiens et les Russes- contre qui désormais le héros du film peut-il lutter pour assurer sa promotion dans la hiérarchie des services de la Police ? Le cinéma des années 70 exprime le malaise du peuple américain qui désormais se trouve aux prises avec des ennemis de "l'intérieur" ; Kennedy a été assassiné par un américain comme les autres et la guerre du Vietnam divise l'opinion. Le pays est ainsi condamné à une forme d'errance morale. Le duel entre l'ordre et le chaos laisse la place à de simples conflits d'intérêts. Il n'est plus question que de fortune, de conquête féminine, de promotion sociale ou encore d'honorabilité. La peinture du mouvement hippie est elle-même très nuancée, ce qui a valu à Guercio d'être taxé de fasciste. Il renforce cette idée d'errance en éludant totalement l'aspect policier de l'intrigue. Les enquêtes n'aboutissent pas grâce à la perspicacité des policiers ; les solutions viennent d'elles-mêmes. Quant aux personnages "acceptables" ils se révèlent souvent à l'opposé de l'opinion favorable
qu'en a le spectateur, et la souillure atteint même les morts. Cette opposition cinéma classique - cinéma des années 70, trouve son aboutissement dans le contraste visuel entre les scènes d'extérieur et d'intérieur. Guercio était en conflit avec son chef opérateur qui désirait un rendu moins esthétisant et plus réaliste. On doit à ce dernier toutes les scènes d'intérieur dans un style nerveux ; nervosité du montage et éclairage assombri, traduisant à merveille l'ambiguïté de certains personnages. La figure du mentor, sacro sainte figure du western, se transforme au détour d'une scène de bar en une figure paternelle corrompue qui menace la figure féminine désirée. Ce genre de considération psychanalytique va totalement à l'encontre du modèle familial exalté par l'American Way Of life et reflète bien le trouble qui s'empare de l'Amérique.
Ces contradictions créent la force dramatique du film, d'autant qu'elles s'incarnent toutes dans le personnage principal, un homme désireux de s'élever socialement sans jamais enfreindre la morale. Une des premières scènes le montre à renfort de gros plans fétichistes se parer de tous les attributs qui le font ressembler à un shérif : l'étoile, l'arme, le casque en guise de chapeau. Mais cette scène est suivie d'un travelling latéral qui passe en revue une rangée de policiers en uniforme. Le personnage principal s'en distingue uniquement par sa petite taille, ce qui provoque une rupture dans le travelling. En jouant ainsi sur la taille du personnage le film exprime la relative incompatibilité entre pouvoir et morale. L'uniformité des personnages suggère un ordre policier totalement désincarné, et qui ceux qui tentent de s'illustrer par un quelconque moralisme sont irrémédiablement rabaissés. Le policier n'est plus un individu bienveillant mais un homme à qui l'on demande de ne se pas se faire remarquer. Mais paradoxalement, la petite taille du personnage principal lui permet de se distinguer. Se marginaliser pour vivre, tel semble être le message du film. De même que les buttes de Monument Valley symbolisent une certaine grandeur de l'Amérique par-delà une corruption généralisée, le personnage principal utilise le prestige de son uniforme comme garant d'une relative moralité.
Pour mieux illustrer cette fragilité de la morale, le film semble s'étourdir dans le mouvement. Mouvement ironique de la musique qui dédramatise sans cesse le scénario, mouvement des courses poursuites qui crée l'illusion d'une progression de l'intrigue, mouvement des motos que la caméra n'a de cesse de filmer sous tous les angles comme si elles incarnaient la seule chose inamovible de ce monde, que leur vitesse faisait d'elles le seul refuge du film. L'ami du personnage principal n'a d'ailleurs pour seule ambition que posséder une moto toujours plus puissante. Le mouvement étourdissant ne fait alors plus qu'un avec la frénésie consumériste.
Lors du plan final considéré comme culte par nombre d'historiens du cinéma, ce mouvement qui semble soulager la conscience du personnage principal, signifie son insignifiance sociale et plus encore l'absurdité de son existence ; il disparaît progressivement de l'écran. Désormais, les héros seraient-ils anonymes et condamnés à se fondre dans le décor d'un passé mythifié ?
Vincent Lesage

lundi 29 août 2011

Brigadoon de Vincente Minnelli

Brigadoon
De Vincente Minnelli

Avec Gene Kelly, Cyd Charisse, Van Johnson

Durée : 1h48

Séance le jeudi 8 septembre et le dimanche 11 septembre




Les comédies musicales de Minnelli sont intéressantes car elles s'affranchissent avec grâce et élégance de l'hégémonie des canons stylistiques hollywoodiens sans pour autant les renier.
Brigadoon est d'emblée intégré à cette fameuse industrie du rêve. La photographie privilégie une composition picturale qui déréalise l'environnement : l'usage du technicolor transforme toutes les teintes naturelles en teintes pastels tandis que les cadrages en plan large mettent en valeur un décor bucolique. Le casting témoigne lui aussi de l'influence des studios ; il fait la part belle à des acteurs très populaires dont le physique permet au spectateur de saisir immédiatement la nature archétypale des personnages. Nous goûtons une œuvre dénuée de toute prise de risque, qui s'apparente à un pur divertissement de forme classique employant comme base scénaristique une comédie musicale à succès. En ce sens Brigadoon apparaît comme une composition innocente. Pourtant le réalisateur intègre certains effets stylistiques qui en font d'un film personnel. L'originalité de Minnelli se manifeste au travers de son goût pour le monde du spectacle. Il pense le cadre comme un décor d'opéra. Il étire les plans sans les découper, jusqu'à la limite du plan séquence, afin de privilégier une vision globale des événements. L'organisation opératique des scènes est également liée au fait que les relations entre les personnages sont avant tout suggérées par la place qu'ils occupent dans le cadre. Ainsi les rapports des deux chasseurs dans le paradis perdu qu'est Brigadoon, s'expriment par leurs positions dans les plans : Van Johnson qui refuse d'accepter la réalité du lieu est souvent en amorce, à la frontière du cadre, alors que Gene Kelly, qui ne demande qu'à y rester, n'a de cesse de s'enfoncer dans la profondeur de champ. De la même façon, les personnages qui s'accordent sur les événements sont unis dans le même cadre et séparés de leurs opposants par le montage. Cet effet est visible dans la scène du mariage, lorsqu'un trouble-fête est arrêté, puis comme sorti de force du plan d'ensemble.
La patte de Minnelli s'apprécie également dans son rapport complexe au temps. Le sujet du film : un village qui ne vit qu'un jour tous les cent ans, pose de manière métaphorique la question de l'ellipse. Dans le cinéma hollywoodien, le temps dépourvu d'évènement - quelle que soit sa durée - est généralement passé sous silence, du simple fait qu'il présente un état stable des choses. Minnelli lui, exalte le moindre moment d'existence offert aux habitants de Brigadoon, en adoptant une approche contemplative. Le bonheur réside dans chaque instant de vie aussi simple soit-elle. Il expose ainsi une scène de marché qu'il dilate à l'envi dans des scènes purement dansées, usant de travellings et panoramiques lents qui accompagnent les chorégraphies. Ce type de scène devient dès lors l'expression d'un bonheur qui distillé tous les cent ans, doit être magnifié ; il est donc vécu en temps réel, sans qu'aucune seconde de la relation entre Gene Kelly et Cyd Charisse n'échappe au spectateur.


A l'inverse, la plupart des éléments perturbateurs du récit sont rapidement traités. Le portrait psychologique du jaloux doublé d'un traitre est résumé en une discussion et le retour à New York, évoqué en quelques images. Ce rapport entre deux dimensions temporelles devient particulièrement intéressant lorsque l'on comprend que le temps exalté est celui de la danse et du chant, tandis que le temps réprimé est celui du récit. La démarche de Minnelli s'approche d'un expérimentalisme formel ; elle permet de reconsidérer l'originalité d'un auteur trop souvent considéré comme un simple faiseur.
Le décalage temporel, Minnelli le renforce grâce à l'emploi du son. Ainsi, la scène de chasse à l'homme, rendue onirique par la chorégraphie de la course poursuite, est subitement interrompue par un coup de fusil meurtrier. Le tir devient la métaphore d'une réalité cruelle. La narration se substitue brutalement au spectacle visuel, rappelant que la poésie ne pourra éternellement dédramatiser son objet, ici la chasse. On retrouve un usage aussi subtil du son, lorsqu'à New York, Gene Kelly s'écarte du rythme effréné d'un dîner en société - symbolisé en plans larges saturés par la foule - et retourne dans le passé en se remémorant les chansons qu'il a entendues à Brigadoon. L'abstraction sonore de la chanson devient pour le héros, un moyen d'échapper à un quotidien fait d'incidents, celui-là même duquel Minnelli tente de s'écarter pour fuir les sentiers battus du cinéma hollywoodien classique. A ce titre Minnelli abolit les liens qui relient habituellement les scènes au cadre diégétique. Il conçoit certains moments comme de purs prétextes à la danse, tel le long passage de cueillette de la bruyère, qui lui permet de faire évoluer ses comédiens dans de nouveaux décors. Les scènes gagnent ainsi une tonalité irréelle. L'onirisme est pour Minnelli la meilleure façon de promouvoir certaines de ses idées en désaccord avec les valeurs traditionnelles américaines. Grâce à lui, la priorité est donnée à l'amour plutôt qu'à la création d'un foyer conjugal et au maintien d'une position sociale confortable.
L'air de ne pas y toucher, sous prétexte de fantaisie artistique, Minnelli ose subvertir la machine à rêves hollywoodienne finalement très terre à terre !


Vincent Lesage


mardi 17 mai 2011

Du Silence et des Ombres De Robert Mulligan

Du Silence et des Ombres
De Robert Mulligan

Avec Gregory Peck,
Robert Duvall,
Mary Badham

jeudi 19 mai 2011 19h00

dimanche 22 mai 2011 19h30



durée du film: 2h09




Du Silence et des Ombres anticipe dès 1962 le virage que va accomplir le cinéma américain dix ans plus tard. De la même façon que certains films phares du Nouvel Hollywood : Bonny And Clyde d'Arthur Penn ou Easy Rider de Dennis Hopper, il refuse les conventions classiques de narration où toute une histoire converge vers un point de fuite clairement défini. Il place également au centre de son cheminement narratif un constat social, celui d'une Amérique profonde enlisée dans la crise économique et engoncée dans un racisme profond ; l'action se déroule en 1930.

Ce n'est pas le moindre mérite du film que de placer la totalité de son intrigue dans cette Amérique reculée et de faire de ce décor un élément narratif à part entière. Lors de la sortie du film, l'économie américaine est affaiblie par la guerre du Vietnam et les mouvements contestataires ethniques, notamment celui des Black Panthers porté par Malcolm X à son apogée, sont stigmatisés par la société WASP. La société des années 30 évoquée dans le film, trouve ainsi un écho fort dans celle des années 60.



Mulligan entreprend une grande relecture de l'ensemble des mythes fondateurs des Etats-Unis. La superbe scène dans laquelle Atticus, héros de l'histoire incarné par un Gregory Peck d'une dignité quasi hiératique, refuse de laisser la foule lyncher le suspect noir, fait irrésistiblement penser aux films de John Ford, dans la manière qu'il a de montrer que le courage de quelques uns peut fonder les bases d'une société nouvelle. Le cadre oppose alors l'individu qu'il magnifie en plan serré, à la foule qu'il uniformise en plan large. De la même façon, le final rappelle le célèbre adage Fordien issu de l'Homme qui tua Liberty Valance : "Si la légende est plus belle que l'histoire, imprimez la légende". Mais là où Ford, et avec lui le classicisme Hollywoodien dont il fut l'un des représentants les plus prestigieux, voit dans le mythe un moyen d'organiser une société juste, Mulligan constate qu'il ne conduit qu'à la passivité voire à l'injustice. Au nom de la légende, la dignité blanche ne peut être remise en cause ; cette seule affirmation justifie la condamnation d'un innocent noir. A ce titre, la scène du procès est révélatrice. La plaidoirie du héros est déclamée en plans rapprochés ; la caméra accompagne les mouvements de Gregory Peck qui semble totalement maitriser la situation, d'autant que le spectateur des années 70 est convaincu par la teneur de ce propos. Mais soudain la caméra recule, révélant une foule d'hommes blancs regardant un Atticus minuscule qui s'agite désespérément tandis que ses propos se perdent dans la salle. En 1930, l'Amérique est encore celle du western qui considère ses préjugés comme des évidences seules capables de garantir l'ordre.

Le film est novateur en cela qu'il est narré en voix off par Scout, la fille du personnage principal. De nombreuses scènes sont filmées en vues subjectives ou selon des angles en contre-plongée qui suggèrent la vision d'une enfant. Certaines scènes traduisent une interprétation fantasmatique de Scout ; la caméra qui filme à sa hauteur le corps à corps dans la forêt, sous un éclairage pâle quasi lunaire, transforme les adultes en géants de contes de fées, trop grands pour être entièrement cadrés. La perception qu'a le spectateur est celle d'un être innocent.

La réponse au problème posé par le film vient davantage de sa forme que de son propos. Il faut reconsidérer les choses sous un reagrd neuf, pas encore corrompu par des années de tradition qui engendrent les préjugés racistes. C'est à cette condition que les injustices apparaissent scandaleuses. Ce regard, le cinéma américain des années 70 l'adoptera davantage sous un œil critique qu'enfantin. Le film est ainsi le médiateur entre deux époques du cinéma américain, la nouvelle jetant un regard suspicieux sur l'ancienne. Il est d'ailleurs intéressant de constater qui le producteur du film, Alan J. Pakula, sera un réalisateur phare de la nouvelle période, notamment en tournant Les hommes du Président qui tente de démystifier les coulisses du pouvoir.




Il est aussi intéressant de voir la manière dont Mulligan symbolise l'incapacité de l'Amérique à reconnaître ses fautes. L'handicapé Boo est considéré comme dangereux car il est violent. L'est -il plus que les autres ? Non. Même les enfants, obsédés par les armes à feu, semblent fascinés par la violence. Mais la violence de Boo est inacceptable car à même de se déchaîner contre n'importe qui. Mulligan joue avec le spectateur, lui cachant Boo, l'enfermant dans une maison qu'il filme sous-exposée. Tout le film durant, il est invisible. Par le dialogue, le réalisateur fait miroiter au spectateur un être monstrueux et laisse entrevoir son ombre déformée par la lumière, selon un procédé expressionniste bien connu. Lors de sa première apparition, Boo est simplement caché derrière une porte, il n'entre pas dans le cadre mais est dissimulé dans la profondeur de champ, comme s'il avait toujours été là. Joué par Robert Duvall, il est à la fois beau et triste. Il incarne l'aspect irrationnel de la violence américaine, celui que la population veut oublier mais qui revient toujours à elle. Dans le plan final, lorsque la narratrice prend par la main cette Amérique malade, le spectateur se met à espérer des jours meilleurs.


Vincent LESAGE

lundi 18 avril 2011

L'assassin habite au 21 d'Henri-Georges Clouzot

L'assassin habite au 21 D'Henri-Georges Clouzot
Avec Pierre Fresnay
et Suzy Delair

jeudi 21 avril 2011 20h00
dimanche 24 avril 2011 18h00

durée du film: 1h24





Premier film de Clouzot, L'assassin habite au 21 illustre parfaitement la volonté du cinéaste de faire de chacune de ses œuvres un tableau social et artistique de la France qu'il côtoie. Les constats qu'il en tire ont tantôt été pour lui source de gloire - c'est le cas avec Quai des orfèvres où il expose au grand jour les rouages d'un système judicaire particulièrement brutal - tantôt source d'exclusion du paysage cinématographique français - c'est le cas avec Le Corbeau qui en 1942, dresse le portait d'une France volontiers délatrice. Plus tard, alors qu'il tente dans La Vérité de suggérer la vacuité de la recherche du bonheur tel que la jeunesse l'imaginait, il s'attire les foudres critiques d'une Nouvelle Vague toute puissante. A son époque, L'assassin habite au 21 fait déjà preuve d'une remarquable sévérité à l'égard des institutions civiles et du peuple. La police s'y informe par le biais d'indicateurs véreux, pratique des interrogatoires d'une éthique plus que discutable et cherche déjà à "faire du chiffre"! Le peuple est quant à lui représenté, toutes classe sociales confondues, par les locataires de la pension du 21. Ces braves gens sont tous animés par des intérêts divergents qui les conduisent à se mépriser. Seuls l'argent ou le souci de sécurité les amènent à surmonter leurs différences. Tous ont aussi une histoire qu'ils essaient de cacher, mais qui remonte invariablement à la surface et finit par révéler leur véritable nature, comme si les cadavres qui s'accumulent contraignaient à exhumer le passé. L'inspecteur Wens et sa femme Milou, duo principal de cette histoire, adoptent eux-mêmes une attitude contestable, dissimulant leur fonction de représentants de l'ordre pour accéder plus facilement à la vérité. Toute sa vie durant, Clouzot a été hanté par le caractère diffus du mal, l'aisance avec laquelle il se cache et se propage avant de provoquer la mort. D'où l'importance du thème du travestissement, évoqué par le déguisement de prêtre de Wens ou les ridicules costumes hindouistes du fakir Lallah Poor. D'où cette application à filmer des rues grisâtres, dont le faible éclairage rend perceptible l'humidité ambiante et instaure des zones d'ombre où le mal trouve refuge.L'incapacité à identifier le mal finit par générer une paranoïa qui multiplie les arrestations erronées et provoque des réactions de défense illégitimes, comme dans la scène où Milou assomme son mari par méprise. La paranoïa est d'ailleurs parfaitement illustrée, lorsque Wens, désespéré de ne trouver le coupable, jette un regard sur les objets qui l'entourent et résout l'énigme du meurtre en une suite de plans en raccord regard reliés en panoramique. Le rythme est alors si rapide que le spectateur comprend l'étendue de la frénésie de Wens. La force du cinéma de Clouzot tient aussi à sa manière de plonger le spectateur dans le film. Il emploie des mécanismes de suspens qui annoncent ceux employés plus tard par le cinéma d'horreur. Le long plan en vues subjectives de L'assassin habite au 21, place le spectateur dans le rôle du tueur passant à l'acte et préfigure ainsi le plan d'ouverture d'Halloween de John Carpenter. Avec ce type de plan, le spectateur s'identifie physiquement au meurtrier et en côtoie l'ambigüité. Pour Clouzot comme pour Carpenter, nous sommes tous des meurtriers en puissance. Et chaque fois le mal est proche, l'assassin rôde "derrière nous" mais il reste invisible. Comme si au fond, l'apparence du mal ne nous révélait rien et qu'il fallait pour le repérer et le comprendre déchiffrer préalablement le mal qui est en nous. Les scénarios de Clouzot trouvent cependant en l'amour le seul échappatoire possible. Il est d'ailleurs extrêmement touchant de voir ce cinéaste apparemment convaincu que le mal gangrène le monde, introduire dans chacun de ses films l'amour le plus profond comme moyen d'évasion, de salvation voire de rédemption. Le cinéma de Clouzot s'ancre aussi dans la réalité culturelle de l'époque. Il fait partie de ces cinéastes de "genre" qui tentent de reprendre à leur compte les codes d'œuvres appréciées du public en leur ajoutant une incontestable dimension artistique. L'assassin habite au 21, par le jeu maniéré et outrancier de ses acteurs, s'intègre dans une longue tradition de théâtre de Boulevard, qui permettait au spectateur d'identifier immédiatement les personnages.
Suzy Delair, par ses costumes, sa voix de chanteuse de cabaret (ce qu'elle est d'ailleurs dans le film), et ses postures vulgaires, en est l'exemple même. Le spectateur la rattache immédiatement à une France populaire, sympathique, dévouée, mais peu finaude et naïve. Le côté excessif des personnages dédramatise aussi l'histoire en la déréalisant. Pierre Fresnay, qui incarne un élégant inspecteur Wens à la silhouette mince et élancée, à la posture rigide, et dont le sens de la réplique fait mouche, évoque quant à lui toute la littérature policière populaire et notamment le fameux Sherlock Holmes. La structure du film, qui fonctionne selon le schéma indice - enquête - action, évoque d'ailleurs le principe de cette littérature, qui aime à multiplier les fausses pistes afin d'invalider les actions qu'elles suscitent et stimuler l'attente du spectateur. A ces aspects populaires, Clouzot lie un sens du jeu d'ombres et du hors champ proche de l'expressionnisme allemand, qui place en permanence le spectateur face à un assassin aussi proche qu'invisible. Il faut aussi ajouter l'agilité de la caméra, rare dans le cinéma populaire de l'époque qui prône le statisme du cadre. C'est probablement dans cette balance constante entre une réflexion sur l'omniprésence du mal et une enquête policière montée comme un vaudeville, entre une mise en scène moderne qui évoque l'œuvre de cinéastes postérieurs et un scénario ancré dans la tradition populaire, que se trouve l'originalité du cinéma de Clouzot. Vincent Lesage

jeudi 24 mars 2011

LES MONTRES de Dino Risi


Les Monstres

De Dino Risi



Avec Ugo Tognazzi
et Vittorio Gassman

jeudi 24 mars 2011 19h45
dimanche 27 mars 2011 17h45

durée du film: 1h55


L'âge d'or du cinéma de genre italien a commencé dans les années 1960 et a vu naître une génération de cinéastes qui ont consacré leurs œuvres à un registre en particulier. Ils ont essayé d'explorer le genre auquel ils appartenaient jusqu'à en briser les conventions tant narratives que formelles. Certains ont préféré consacrer leur carrière à une exploration des méandres esthétiques qui régissaient traditionnellement leur cinéma de prédilection, s'enfonçant dans une abstraction qui éloignait leurs films d'une dimension sociale immédiatement accessible pour le public. Ce fut le cas du "Spaghetti", relecture transalpine du western, avec les films de Leone et Corbucci, du "Giallo", genre côtoyant le policier à la Hitchcock et le fantastique, avec les œuvres d'Argento, de Bava ou de Fulci, ou encore du "Peplum".

La comédie italienne dont Dino Risi est le représentant le plus célèbre, fait exception à cette sophistication visuelle. D'abord parce qu'elle s'ancre dans la réalité sociale italienne dont elle tente de décrire les dérives sur un ton cynique, ensuite parce qu'elle a toujours privilégié le fond à la forme, ce qui a valu à ses cinéastes d'être qualifiés de faiseurs plutôt que d'auteurs. Cette démarche trouve sans doute son origine dans le fait que la comédie italienne n'est pas la relecture directe d'un genre d'origine américaine. Elle n'a donc pas eu besoin de s'aventurer aussi loin dans une abstraction formelle qui avait aussi pour but de dissimuler des codes narratifs déjà connus ; ses codes narratifs elle les a créés.

La comédie italienne a toujours essayé de placer le spectateur dans un état confus d'hilarité et de gêne. Pour cela elle le plonge dans un scénario comique, parmi des personnages exubérants -beaucoup trop pour être crédibles- et suscite un rire enthousiaste. Puis en guise de chute, le scénario prend un recul sarcastique : le spectateur prend conscience que les monstres à l'écran ne sont pas si éloignés de lui... Dans le premier sketch du film L'educazione sentimentale, Risi présente un père insouciant qui inculque à son fils toutes les transgressions possibles de la loi, jusqu'au jour où la une d'un journal lui révèle que son fils a "mal tourné". Par le journal, l'aventure entre dans le quotidien. Et les pieds de nez à la loi ou à la bienséance qui ont amusé le spectateur, prennent subitement un tour tragique. La honte le gagne tandis qu'il imagine les avocats plaidant les circonstances atténuantes. Ce basculement constant du particulier au général explique l'effet si particulier que suscitent les films de Risi.
Les monstres est représentatif de la comédie italienne et tout particulièrement de la vision qu'en a Risi. La structure narrative du film -divisé en une succession de sketchs- est véritablement audacieuse et originale pour l'époque. Lors d'un entretien avec le critique Jean Baptiste Thoret, le cinéaste a déclaré : " Pourquoi m’obliger à raconter l’histoire de tel personnage sur des pages et des pages quand je peux fixer ce qui m’intéresse chez lui dans un moment unique. Un moment qui révèle tout et qui est pour lui le moment le plus intéressant. C’est de là que vient mon goût des sketchs"'. Ainsi, la brièveté du sketch permet au cinéaste de ne pas conférer à ses personnages une personnalité trop forte qui les éloignerait du spectateur. Le sketch est le meilleur moyen d'évoquer non des personnages, mais leurs états à un moment où ils perdent leur personnalité pour devenir les archétypes d'une société hypocrite qui a tout sacrifié au paraître. La structure du sketch a aussi cet avantage qu'elle permet au spectateur de penser chaque histoire autour d'un gag à chute, forme très ludique qui évite à Risi de devoir utiliser un comique de répétition déjà expérimenté dans ses longs-métrages, tels que Le Fanfaron.

Le style visuel de Risi est donc naturellement voué à l'efficacité comique. Ses gros plans serrés sur des visages présomptueux préparent la révélation ultérieure d'un hors champ qui bousculera l'assurance des personnages, pour le plus grand plaisir d'un spectateur exaspéré par les fanfarons de tout poil. De la même façon, Risi excelle lorsqu'il filme dans de grands plans larges la course effrénée d'une voiture, plans qu'elle sillonne dans un bruitage assourdissant. Dans le cadre, la taille réduite du véhicule devient l'expression de la sensation abrutissante de vitesse qui donne à l'homme l'impression d'occuper l'espace, alors qu'en réalité, elle ne fait que l'en couper. Telle est l'illustration ô combien caustique d'une population italienne volontiers moralisatrice dans son discours, mais beaucoup moins dans ses actes !

Vincent Lesage

dimanche 13 février 2011

RAN d Akira Kurosawa



Jeudi 17 février à 21h00 &

Dimanche 20 février 17h00




Avec Tatsuya Nakadai, Akira Tereao

D’abord réputé pour avoir su joindre ambition artistique et vocation populaire, le cinéma d’Akira Kurosawa est bouleversé en 1970, par la sortie de Dodes Kaden. De la part d’un cinéaste qui dans Les Sept Samouraïs ou Le Garde du Corps dessine les premiers contours du cinéma d’action moderne, en imposant un art qui repose sur la dilation du suspens, le charisme d’un héros quasi invincible et l’importance donnée à la précision des rapports de force, ce film expérimental sur un jeune homme fou arpentant les bas fond de Tokyo surprend et déçoit. Par son traitement onirique de l’histoire et ses tentures peintes en guise de décors, il rebute le public et brouille définitivement Kurosawa avec les sociétés de production japonaises, telle la Toho qui avait jusqu’ici produit et distribué nombre de ses films. Cet échec affecte profondément Kurosawa qui tente de se suicider.


Son retour au cinéma est lié à l'émergence d'un nouveau groupe de cinéastes américains formés dans les cinémathèques et donc grands connaisseurs de l’œuvre du réalisateur de Ran. Ainsi Francis Ford Coppola, dont la structure narrative des opus du Parrain n’est pas sans évoquer celle des Salauds dorment en paix et Georges Lucas, dont le Star Wars emploie la matrice scénaristique de La Forteresse cachée, paient leur tribut au maître japonais en produisant ses derniers films, parmi lesquels Ran.
Grâce au financement occidental, Kurosawa accède à une totale liberté d’expression. Admirateur de l’œuvre de Shakespeare, dont il avait déjà adapté les pièces Macbeth et Hamlet, il prend l’ossature dramatique du Roi Lear, sur laquelle il greffe formellement ses obsessions personnelles. Ainsi naît Ran, cette histoire de trahison familiale, écrasée par un cadre naturel imposant. En filmant ce roi et ses trois enfants qui s’affrontent dans les vastes prairies japonaises, il suggère le caractère dérisoire de la folie humaine, dont les désirs de contrôle et de pérennité sont de pures illusions destinées à leur faire oublier qu’ils sont tous les jouets d’un même destin. D’où l’importance des personnages du fou et de l'aveugle dans le film. Seuls clairvoyants, ils ne sont pas pris au sérieux, car la vérité qu’ils détiennent conduirait à perdre tout espoir en la qualité humaine. En témoigne le personnage du roi qui victime de la trahison de ses enfants perd à son tour la raison. Kurosawa ne filme jamais les fous en gros plan mais toujours perdus dans les étendues naturelles, symbole du destin dont ils ont une connaissance prémonitoire.
L’originalité du film tient aussi au soin apporté à l’image ; Kurosawa a consacré une dizaine d’années à en peindre les story-boards. Cette anecdote révèle le degré de composition qui habite les plans, les éloignant par là-même de tout réalisme. La douceur des éclairages semble aplatir les couleurs et, associée à la dimension des échelles de plans, enfermer les personnages dans une sorte de long cheminement onirique.
Mais ce qui donne au film son aspect de lent cauchemar éveillé, c’est le fait que la violence humaine semble peu à peu contaminer les paysages. On passe de prairies verdoyantes à des déserts sans fin de roches noirâtres. Quant aux personnages, écrasés par des échelles de plans trop vastes, ils semblent perdus dans l’étendue de leurs propres fautes. Cet effet se retrouve jusque dans les spectaculaires scènes de batailles. La longue scène de siège perd ainsi ses milliers de figurants dans une fumée opaque qui couvre des champs de pierre. L’aspect post apocalyptique des décors exprime la violence de la bataille en même temps que sa futilité. Les soldats sont déshumanisés par l’échelle de plans, et n’apparaissant plus que comme les instruments sans âme des princes félons, seuls personnages parmi les envahisseurs, ayant droit à un plan rapproché les détachant de la masse humaine en uniforme. L’aspect fantastique de la scène tient aussi au traitement de la guerre elle-même. Kurosawa réduit la bataille à une succession de plans : des soldats avancent et des cadavres s'entassent, laissant les gestes meurtriers sous silence. En oubliant la violence dans la césure du montage, Kurosawa prive le spectateur de toute sensation d’excitation. Il le place directement face aux conséquences des actes, tout comme Shakespeare éliminait le suspens en plaçant ses personnages au cœur de prophéties immuables.
Ainsi, bien qu’en respectant le texte de Shakespeare, Kurosawa continue de travailler ses thématiques personnelles, en particulier la relation à la fois fusionnelle et conflictuelle entre l’homme et la nature détentrice des secret du destin. Les derniers plans du film expriment d’ailleurs bien le pessimisme de Kurosawa quant à l’issue possible de cette relation. Un aveugle sur un rempart brisé manque de tomber, puis la caméra recule sans cesse jusqu’à le cadrer en plan général. Ainsi réduit à une tache au bord de l’abîme, sur fond de lumière crépusculaire et dans un décor ravagé par les flammes de conflits ancestraux, il subsiste peu de doute sur le futur que ce "prophète" envisage pour l’humanité.




















































lundi 10 janvier 2011

Le grand amour de Pierre Etaix



jeudi 13 janvier à 20h et dimanche 16 janvier à 18h.


Avec Pierre Etaix, Annie Fratellini.


Dans le milieu cinématographique Français, Pierre Etaix fait office d'anomalie. Certes son cinéma revendique une filiation avec l'art de Jacques Tati, dont il a été assistant réalisateur, et avec la comédie américaine de l'époque du muet telle que celle de Chaplin ou des Marx Brothers. Mais par l'onirisme qui les imprègne, ses films échappent à toute tentative de classification. Comme Tati, Etaix filme le quotidien d'une époque dont il est le témoin, mais il y ajoute un grain d'évasion, quelques divagations d'un esprit fantaisiste... telle la caméra flottant dans les airs lors du générique.
Au travers du personnage de Pierre, jeune homme opportuniste qui considère le mariage comme le seul moyen d'accéder aux hautes sphères de la société, Etaix dresse un portrait comique, mais jamais sarcastique, de la classe bourgeoise. Par la répétition de plans semblables et de dialogues insipides, il y évoque l'ennui ; ainsi à plusieurs reprises Pierre ouvre la porte de son garage puis se ravise avant de se rendre à l'usine à pied ; quant à sa belle-mère, elle téléphone systématiquement à sa fille au moment où Pierre se montre entreprenant ! La vacuité de ses personnages génère un effet comique, mais l'originalité du cinéma d'Etaix tient à l'incrustation de leurs rêves et de leurs fantasmes dans le cadre même. L'imaginaire trompe l'habitude et transforme notre tentation d'ironie en une bienveillante empathie. Ces individus apparemment si superficiels nous ressemblent : comme le spectateur, ils cherchent l'évasion.

Le rêve surgit à tout moment : un homme ne se souvient plus quelle femme l'accompagnait un soir ; qu'à cela ne tienne, il les fait défiler une à une devant ses yeux afin de l'identifier. Le rêve est annoncé : lorsque Pierre confie à l'un de ses amis une attirance coupable pour sa secrétaire, ce dernier visualise quelques saynètes dans lesquelles il se substitue à Pierre face à l'épouse trompée. Le rêve se déploie lors du moment privilégié de l'endormissement : un travelling suit le voyage d'un lit qui emporte Pierre loin de la chambre conjugale, vers une route de campagne où il rencontre la secrétaire qu'il aime secrètement. Le rêve modifie la perception sensorielle : lorsque Pierre contemple le visage de sa secrétaire, il le considère en gros plans successifs, puis un zoom ajoute une dimension d'autant plus érotique que la scène devient silencieuse. Ces manifestations ô combien multiples et variées du rêve dans des scènes inlassablement répétées, sont source d'excitation. Le spectateur se demande de quelle nouvelle fantaisie Pierre va pouvoir être capable... Voir cette prodigieuse scène de repas dans laquelle Pierre et l'un de ses amis imaginent toutes les réactions possibles de sa femme vis à vis du divorce qui occasionnerait un partage des biens ; au gré de leurs emportements, la scène se transforme en règlement de compte apocalyptique où tous les objets sont coupés en deux sous l'œil ahuri de la bonne brandissant deux moitiés de casserole.
Mais ce qui rend la rêverie d'Etaix si agréable, c'est probablement sa modestie. Aucune des scènes ne prétend réinventer notre quotidien, elle le modifie juste assez pour en exalter l'aspect comique et absurde. La scène où le lit se mue en voiture, cumule toutes les situations qu'un automobiliste peut rencontrer. Mais le fantastique qui y règne, exalté par une musique lyrique, les transforme en instants ridicules, comme lorsqu'un monsieur obèse se glisse sous son lit pour en réparer le pot d'échappement. Ainsi Etaix nous incite à reconsidérer notre environnement, à le percevoir sous un angle nouveau ; exercice que seule la pensée autorise. C'est probablement pour cela qu'il filme le rêve comme la réalité, avec un formalisme décontracté qui sied aussi bien à l'imaginaire qu'au réel. On peut ainsi s'étonner de voir des scènes banales filmées avec un souci constant du cadrage, tels les plans sur la répartition symétrique des invités dans l'église lors du mariage, et à l'inverse, des scènes particulièrement surprenantes filmées comme si de rien n'était : tel le simple gros plan qui signale la transformation d'un Pierre particulièrement ennuyeux, de trentenaire en vieillard.
Ce qui rend Le Grand Amour attachant, c'est aussi son envie de prôner la rêverie au-delà de tout critère moral. Les commères qui prennent un malin plaisir à se repasser la scène où Pierre croise une jeune femme et à la déformer jusqu'au rapport charnel au gré de leurs frustrations, en est un parfait exemple. Le montage dynamique de leurs petits scénarios et la musique de cirque qui les accompagne, les transforme en clowns et leur ôte toute once de méchanceté. Au fond, peu importe que la pensée soit bonne ou mauvaise, l'important est qu'elle soit drôle !

Vincent Lesage