dimanche 13 février 2011

RAN d Akira Kurosawa



Jeudi 17 février à 21h00 &

Dimanche 20 février 17h00




Avec Tatsuya Nakadai, Akira Tereao

D’abord réputé pour avoir su joindre ambition artistique et vocation populaire, le cinéma d’Akira Kurosawa est bouleversé en 1970, par la sortie de Dodes Kaden. De la part d’un cinéaste qui dans Les Sept Samouraïs ou Le Garde du Corps dessine les premiers contours du cinéma d’action moderne, en imposant un art qui repose sur la dilation du suspens, le charisme d’un héros quasi invincible et l’importance donnée à la précision des rapports de force, ce film expérimental sur un jeune homme fou arpentant les bas fond de Tokyo surprend et déçoit. Par son traitement onirique de l’histoire et ses tentures peintes en guise de décors, il rebute le public et brouille définitivement Kurosawa avec les sociétés de production japonaises, telle la Toho qui avait jusqu’ici produit et distribué nombre de ses films. Cet échec affecte profondément Kurosawa qui tente de se suicider.


Son retour au cinéma est lié à l'émergence d'un nouveau groupe de cinéastes américains formés dans les cinémathèques et donc grands connaisseurs de l’œuvre du réalisateur de Ran. Ainsi Francis Ford Coppola, dont la structure narrative des opus du Parrain n’est pas sans évoquer celle des Salauds dorment en paix et Georges Lucas, dont le Star Wars emploie la matrice scénaristique de La Forteresse cachée, paient leur tribut au maître japonais en produisant ses derniers films, parmi lesquels Ran.
Grâce au financement occidental, Kurosawa accède à une totale liberté d’expression. Admirateur de l’œuvre de Shakespeare, dont il avait déjà adapté les pièces Macbeth et Hamlet, il prend l’ossature dramatique du Roi Lear, sur laquelle il greffe formellement ses obsessions personnelles. Ainsi naît Ran, cette histoire de trahison familiale, écrasée par un cadre naturel imposant. En filmant ce roi et ses trois enfants qui s’affrontent dans les vastes prairies japonaises, il suggère le caractère dérisoire de la folie humaine, dont les désirs de contrôle et de pérennité sont de pures illusions destinées à leur faire oublier qu’ils sont tous les jouets d’un même destin. D’où l’importance des personnages du fou et de l'aveugle dans le film. Seuls clairvoyants, ils ne sont pas pris au sérieux, car la vérité qu’ils détiennent conduirait à perdre tout espoir en la qualité humaine. En témoigne le personnage du roi qui victime de la trahison de ses enfants perd à son tour la raison. Kurosawa ne filme jamais les fous en gros plan mais toujours perdus dans les étendues naturelles, symbole du destin dont ils ont une connaissance prémonitoire.
L’originalité du film tient aussi au soin apporté à l’image ; Kurosawa a consacré une dizaine d’années à en peindre les story-boards. Cette anecdote révèle le degré de composition qui habite les plans, les éloignant par là-même de tout réalisme. La douceur des éclairages semble aplatir les couleurs et, associée à la dimension des échelles de plans, enfermer les personnages dans une sorte de long cheminement onirique.
Mais ce qui donne au film son aspect de lent cauchemar éveillé, c’est le fait que la violence humaine semble peu à peu contaminer les paysages. On passe de prairies verdoyantes à des déserts sans fin de roches noirâtres. Quant aux personnages, écrasés par des échelles de plans trop vastes, ils semblent perdus dans l’étendue de leurs propres fautes. Cet effet se retrouve jusque dans les spectaculaires scènes de batailles. La longue scène de siège perd ainsi ses milliers de figurants dans une fumée opaque qui couvre des champs de pierre. L’aspect post apocalyptique des décors exprime la violence de la bataille en même temps que sa futilité. Les soldats sont déshumanisés par l’échelle de plans, et n’apparaissant plus que comme les instruments sans âme des princes félons, seuls personnages parmi les envahisseurs, ayant droit à un plan rapproché les détachant de la masse humaine en uniforme. L’aspect fantastique de la scène tient aussi au traitement de la guerre elle-même. Kurosawa réduit la bataille à une succession de plans : des soldats avancent et des cadavres s'entassent, laissant les gestes meurtriers sous silence. En oubliant la violence dans la césure du montage, Kurosawa prive le spectateur de toute sensation d’excitation. Il le place directement face aux conséquences des actes, tout comme Shakespeare éliminait le suspens en plaçant ses personnages au cœur de prophéties immuables.
Ainsi, bien qu’en respectant le texte de Shakespeare, Kurosawa continue de travailler ses thématiques personnelles, en particulier la relation à la fois fusionnelle et conflictuelle entre l’homme et la nature détentrice des secret du destin. Les derniers plans du film expriment d’ailleurs bien le pessimisme de Kurosawa quant à l’issue possible de cette relation. Un aveugle sur un rempart brisé manque de tomber, puis la caméra recule sans cesse jusqu’à le cadrer en plan général. Ainsi réduit à une tache au bord de l’abîme, sur fond de lumière crépusculaire et dans un décor ravagé par les flammes de conflits ancestraux, il subsiste peu de doute sur le futur que ce "prophète" envisage pour l’humanité.