jeudi 13 janvier à 20h et dimanche 16 janvier à 18h.
Avec Pierre Etaix, Annie Fratellini.
Dans le milieu cinématographique Français, Pierre Etaix fait office d'anomalie. Certes son cinéma revendique une filiation avec l'art de Jacques Tati, dont il a été assistant réalisateur, et avec la comédie américaine de l'époque du muet telle que celle de Chaplin ou des Marx Brothers. Mais par l'onirisme qui les imprègne, ses films échappent à toute tentative de classification. Comme Tati, Etaix filme le quotidien d'une époque dont il est le témoin, mais il y ajoute un grain d'évasion, quelques divagations d'un esprit fantaisiste... telle la caméra flottant dans les airs lors du générique.
Au travers du personnage de Pierre, jeune homme opportuniste qui considère le mariage comme le seul moyen d'accéder aux hautes sphères de la société, Etaix dresse un portrait comique, mais jamais sarcastique, de la classe bourgeoise. Par la répétition de plans semblables et de dialogues insipides, il y évoque l'ennui ; ainsi à plusieurs reprises Pierre ouvre la porte de son garage puis se ravise avant de se rendre à l'usine à pied ; quant à sa belle-mère, elle téléphone systématiquement à sa fille au moment où Pierre se montre entreprenant ! La vacuité de ses personnages génère un effet comique, mais l'originalité du cinéma d'Etaix tient à l'incrustation de leurs rêves et de leurs fantasmes dans le cadre même. L'imaginaire trompe l'habitude et transforme notre tentation d'ironie en une bienveillante empathie. Ces individus apparemment si superficiels nous ressemblent : comme le spectateur, ils cherchent l'évasion.
Le rêve surgit à tout moment : un homme ne se souvient plus quelle femme l'accompagnait un soir ; qu'à cela ne tienne, il les fait défiler une à une devant ses yeux afin de l'identifier. Le rêve est annoncé : lorsque Pierre confie à l'un de ses amis une attirance coupable pour sa secrétaire, ce dernier visualise quelques saynètes dans lesquelles il se substitue à Pierre face à l'épouse trompée. Le rêve se déploie lors du moment privilégié de l'endormissement : un travelling suit le voyage d'un lit qui emporte Pierre loin de la chambre conjugale, vers une route de campagne où il rencontre la secrétaire qu'il aime secrètement. Le rêve modifie la perception sensorielle : lorsque Pierre contemple le visage de sa secrétaire, il le considère en gros plans successifs, puis un zoom ajoute une dimension d'autant plus érotique que la scène devient silencieuse. Ces manifestations ô combien multiples et variées du rêve dans des scènes inlassablement répétées, sont source d'excitation. Le spectateur se demande de quelle nouvelle fantaisie Pierre va pouvoir être capable... Voir cette prodigieuse scène de repas dans laquelle Pierre et l'un de ses amis imaginent toutes les réactions possibles de sa femme vis à vis du divorce qui occasionnerait un partage des biens ; au gré de leurs emportements, la scène se transforme en règlement de compte apocalyptique où tous les objets sont coupés en deux sous l'œil ahuri de la bonne brandissant deux moitiés de casserole.
Mais ce qui rend la rêverie d'Etaix si agréable, c'est probablement sa modestie. Aucune des scènes ne prétend réinventer notre quotidien, elle le modifie juste assez pour en exalter l'aspect comique et absurde. La scène où le lit se mue en voiture, cumule toutes les situations qu'un automobiliste peut rencontrer. Mais le fantastique qui y règne, exalté par une musique lyrique, les transforme en instants ridicules, comme lorsqu'un monsieur obèse se glisse sous son lit pour en réparer le pot d'échappement. Ainsi Etaix nous incite à reconsidérer notre environnement, à le percevoir sous un angle nouveau ; exercice que seule la pensée autorise. C'est probablement pour cela qu'il filme le rêve comme la réalité, avec un formalisme décontracté qui sied aussi bien à l'imaginaire qu'au réel. On peut ainsi s'étonner de voir des scènes banales filmées avec un souci constant du cadrage, tels les plans sur la répartition symétrique des invités dans l'église lors du mariage, et à l'inverse, des scènes particulièrement surprenantes filmées comme si de rien n'était : tel le simple gros plan qui signale la transformation d'un Pierre particulièrement ennuyeux, de trentenaire en vieillard.
Ce qui rend Le Grand Amour attachant, c'est aussi son envie de prôner la rêverie au-delà de tout critère moral. Les commères qui prennent un malin plaisir à se repasser la scène où Pierre croise une jeune femme et à la déformer jusqu'au rapport charnel au gré de leurs frustrations, en est un parfait exemple. Le montage dynamique de leurs petits scénarios et la musique de cirque qui les accompagne, les transforme en clowns et leur ôte toute once de méchanceté. Au fond, peu importe que la pensée soit bonne ou mauvaise, l'important est qu'elle soit drôle !
Vincent Lesage